Les génies de la mine de sel de Ban Bo

UNE CÉRÉMONIE EN L’HONNEUR DES GÉNIES

DE LA MINE DE SEL DE BAN BO (MOYEN LAOS)

 

(CONTRI BUTION A L’ÉTUDE DU JEU DE TI-K’I)

 

Article de Charles Archaimbault (EFEO)


Le sel, richesse naturelle du Laos, est l’objet d’un commerce intérieur intense. Acheminé par le fleuve ou par voie terrestre, livré sur les marchés de la haute région ou dans les villages des Bolovens, il constitue une monnaie d’échange entre commerçants laotiens et trafiquants aborigènes.

Le sel, en effet, n’est pas seulement d’un usage alimentaire, il possède également une vertu prophylactique et joue de ce fait un grand rôle dans les cérémonies laotiennes ou Kha (1).
Dans le Moyen-Laos, à soixante kilomètres au Nord de Vientiane, près du village de Ban Keun, à Ban Bo, un grand nombre de puits salins se découpent dans le sol comme à l’emporte-pièce. Ces puits alimentés par des nappes d’eau salée sont surmontés d’un échafaudage de bambous : pompes (2) et canalisations qui déversent un liquide verdâtre et épais dans d’immenses chaudières. Après ébullition et évaporation de l’eau, le sel est recueilli et empaqueté au village. Sur une éminence, dominant le sol criblé de trous, se dresse une maison sur pilotis, le  « Ho Bo », la demeure des génies de la saline.

Fortement hiérarchisés comme tous les génies laotiens, ces esprits forment une société dont la structure quoique schématique reflète fidèlement celle de l’ancienne administration royale à la tête préside Cao Pa Satt’ong, le monarque des Génies du sel. Sous ses ordres servent directement le vice-roi P’ia Ong et son adjoint P’ia O. Ces dignitaires transmettent les ordres royaux aux deux chefs de « Marche » : Ai Dan S’ai et Ai Dan K’ua. Les « hautes œuvres » enfin sont confiées aux bourreaux Bak Ham et Bak K’am.

Anciennement propriété de Cao P’a Satt’ong, les puits sont l’objet de nombreux interdits dont la violation entraîne une sanction de la part des génies. C’est ainsi qu’il est défendu d’entrer à cheval dans la saline sous peine d’être frappé d’hémoptysies et de voir sa monture s’abattre sous soi, raide morte. Si on se penche au-dessus d’un puits, il faut prendre soin de n’avoir point la tête couverte. Les jours fériés, c’est-à-dire les derniers jours de chaque quartier de lune, il est interdit d’aller chercher du bois de chauffage aux alentours des puits sous peine de faire diminuer la teneur de la nappe salée (3). En cas de violation fréquente des rites de la part des villageois, les bourreaux des génies revêtent l’apparence d’un tigre et viennent rôder dans le village. Les habitants recourent alors au r « cam », c’est- à-dire au maître du rituel chargé du soin de l’autel des esprits. Ce dernier se rend au « Ho Bo » avec une coupe d’offrandes (4) contenant des fleurs rouges, des cierges, des cornets de feuille de bananier. Il allume deux cierges sur le reposoir de l’autel, se prosterne et levant sa coupe à la hauteur du front il dit : « Nous avons péché, c’est certain, mais nous reconnaissons votre puissance, nous faisons notre soumission. Nous vous prions de lever la sanction ; que tout rentre dans l’ordre ! ». Le jour même le tigre disparaît.

Le sel étant doué de valeur religieuse et considéré comme la propriété de certains génies, son extraction met en jeu des techniques rituelles (5). Actuellement le troisième jour de la lune croissante du troisième mois, les sauniers célèbrent en l’honneur des génies le Boun Tetô Ti-K’i, « la fête du jeu de Tètô et de Ti-K’i ». La veille de la cérémonie, les villageois construisent à l’Est du village, sur un emplacement traditionnellement consacré, un petit autel temporaire. La construction érigée, une délégation composée du maître du rituel, de son adjoint nommé le Khun San (« le  magistrat »), d’un porteur de gong et de quelques notables se rend au grand autel des génies. Une fois arrivé, le préposé aux rites monte dans l’autel, dépose sous le reposoir le Khan K’ai, coupe d’invitation contenant le Tétô, balle de rotin qu’il a lui-même tressée, une bouteille d’alcool, deux cierges, des fleurs rouges. Il allume un cierge sur l’autel, en fixe un autre sur la coupe et, après s’être prosterné trois fois, murmure « J’ai l’honneur de vous inviter à assister au rite annuel du Tété Ti-K’i. Que vos frères viennent également ! Protégez-nous, Seigneur, de façon à ce que nous demeurions en bonne santé ! ». Après avoir proféré cette formule d’invitation, il tend à son adjoint un matelas et un petit oreiller la couche du chef des génies, une carafe d’eau et un nécessaire à chiquer. Quant à lui, il porte précieusement la coupe contenant alcool, balle et offrandes. Le cortège s’ébranle alors, au son du gong et se dirige vers l’autel temporaire où le maître du rituel et son aide déposent les objets sacrés. Le cam fixe alors sur l’autel et sur la coupe un cierge allumé, il se prosterne, puis récite : « Maintenant, nous allons procéder en votre honneur au jeu de Tétô Ti-K’i ainsi que nous l’assigne le rite annuel. Nous vous demandons de nous maintenir en bonne santé. Que nous n’attrapions pas mal aux pieds ni aux ongles ! Protégez tous les habitants, tous les commerçants ! ». Dans le pavillon miniature où ils retrouvent l’ambiance sacrée de leur demeure, Cao P’a Satt’ong et ses dignitaires vont assister maintenant aux jeux donnés en leur honneur. Le préposé aux rites demande alors aux assistants mâles de former un cercle et retirant le Tétô de la coupe, il le tend au Khun S’an qui lance la balle sur le groupe des joueurs. Celui qui est touché est chargé de mettre la balle en jeu. Le Tétô lancé en l’air est reçu, soit sur le coude, le genou ou la cheville selon les règles de ce jeu qui est pratiqué aussi bien au Laos qu’au Siam et en Insulinde (6). A Ban Keun toutefois, les règles comportent une clause particulière : tout joueur qui manque la balle doit se coucher à plat ventre sur le sol et simuler le coït avec Nang T’orani, déesse de la terre pour divertir les génies (7). Le soir venu, le jeu prend fin ; le maître du rituel reprend la balle consacrée aux génies et dont il est dépositaire et, avant de regagner sa demeure, en passant devant l’autel, il murmure « Maintenant, nous allons vous quitter ; demain, nous nous rassemblerons à nouveau pour jouer au Tétô Ti-K’i» (8).

Le quatrième jour de la lune croissante, dans l’après-midi, on procède à nouveau au jeu de Tétô. Durant toute la partie qui se déroule cette fois sans aucun rite préliminaire, le cam demeure près de l’autel temporaire pour accueillir les villageois qui, en foule, viennent offrir des fioles d’alcool aux génies. C’est le maître du rituel qui fait les présentations. Débouchant les flacons, il les place l’un après l’autre dans l’autel en murmurant : « Le dénommé Untel vous offre cette bouteille d’alcool en honoraires, veillez sur sa santé ! ». Puis il distribue les bouteilles à la ronde. Entre deux pauses, les joueurs viennent lamper le breuvage consacré. Au coucher du soleil, la partie se termine, à nouveau le camemporte la balle sacrée. (…)

 

NOTES : 

 

(1) On l’emploie entre autres, dans les rites d’accouchement, d’inauguration de maison, dans la cérémonie du Grand Serment, et du « Bun Pavet » pour écarter les mauvaises influences ou assurer la prospérité.

 (2) A l’échafaudage qui domine le puits est fixé un levier (k’andid = « levier ressort ») dont l’extrémité inférieure est maintenue au sol. L’autre extrémité comporte un piston qui joue dans un gros tube de bambou immergé dans le puits. La tête de ce piston est recouverte d’une rondelle en peau de buffle qui en se resserrant ou en se dilatant, selon les mouvements du levier, permet la montée de l’eau dans le tube. L’eau déborde et captée par une gouttière, s’écoule dans un grand bassin.

 (3) Aymonier a noté des interdits semblables à Siphoum au Siam : « Sur les lieux, les sauniers doivent s’abstenir de tous rapports sexuels, de couvrir ou de ceindre leur tète ou même de l’abriter sous un parasol, sous un parapluie. Le « Bo » ou puits ne doit être traversé ni à pied, ni à cheval ni en voiture » (Notes sur le Laos, 1885, p. 141).

A Ban Keun outre les interdits déjà cités, il est expressément défendu de faire du bruit près de l’autel des génies. Cao P’a Satt’ong estimant que la musique est un bruit comme un autre, rendit malades une année des joueurs de khen qui avaient cru bon de participer à la cérémonie du « Bun Tetô Ti-K’i ». Seuls, les joueurs de gongs sont tolérés. Autrefois, lorsqu’on employait le bambou comme bois de chauffe pour alimenter les foyers de la saline, si quelque bambou éclatait sous l’action de la chaleur, le responsable devait donner au maître du rituel trois kilos de sel. Le cam réservait la somme de ce sel pour l’entretien du Ho.

 (4) Cette coupe porte le nom de Khanha (« coupe cinq ») car elle contient cinq paires de cierges.

 (5) Depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis l’exploitation intensive de la saline, l’extraction commence dès le douzième mois, sans tenir compte des rites. Autrefois, les travaux du sel ne pouvaient commencer avant la cérémonie du « Tetô Ti-K’i ».

(6) Cf. Embree, Kickball and some other parallels between Siam anti Micronesia, in JSS, vol. XXXVII, p. 33-38.

 (7) Ce rite est nommé Dao Din (« faire les gestes du coït avec la terre »). L’endroit où se déroule le jeu portant le nom de «rizière des bonzes », on pourrait penser qu’il s’agit d’un rite chargé d’assurer la fécondité du sol niais, vu l’occasion à laquelle il est exécuté, il convient plutôt de le considérer comme la violation mimée de l’interdit sexuel observé normalement sur l’emplacement de la saline. Si la violation accidentelle et involontaire de l’endroit risque de diminuer la teneur en sel, la violation délibérée, rituelle, vise le résultat contraire. Le folklore, celui de la chasse en particulier, offre de nombreux exemples de ces  «  viols rituels d’interdits  ».

(8) Normalement cette batle devrait être déposée aussitôt après la partie dans le petit autel temporaire, niais le lam craignant quo les enfants ne s’en emparent la place dans sa demeure, de préférence, sous l’autel familial consacré au Bouddha et aux « maîtres ».

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